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Textes sur la Tunisie
Le Monde Diplomatique

> JUIN 1998     > Page 3

 

DISCOURS MODERNISATEUR POUR RÉGIME RÉPRESSIF
Les femmes, alibi du pouvoir tunisien

ALORS que la guerre se poursuit en Algérie et que le Maroc est engagé dans une difficile transition, depuis la nomination d'un premier ministre socialiste, la Tunisie apparaît comme un « havre de stabilité » dans un Maghreb incertain. Pourtant, sous les apparences, le régime du général Zine El Abidine Ben Ali a mis en place un système de répression d'une efficacité redoutable, qui confisque la parole de tous. Et le discours tenu sur les femmes et sur leur émancipation ainsi que les mesures prises dans la poursuite de l'oeuvre de M. Habib Bourguiba s'inscrivent dans une tentative de projeter à l'étranger une image de démocratie et de modernité.

 

Par LUIZA TOSCANE et OLFA LAMLOUN
Respectivement auteure de L'Islam, un autre natio nalisme ? L'Harmattan, Paris, 1995, et doctorante en sciences politiques, université Paris-VIII.

 

Il y a un peu plus de dix ans, à l'aube du 7 novembre 1987, « l'homme du renouveau », le général Zine El Abidine Ben Ali, dépose le « commandant suprême » Habib Bourguiba et prend les rênes du pouvoir. Dès son premier discours, le nouveau chef de l'Etat s'empresse d'affirmer son intention de respecter les acquis des femmes et le code du statut personnel promulgué par l'ancien président en 1957.

Deux ans après, l'Association tunisienne des femmes démocrates (1) est légalisée. En 1993, une série de réformes du statut des femmes sont entreprises. Il est ainsi décidé de déléguer certaines prérogatives de la tutelle à la mère qui a la garde des enfants ; d'octroyer la tutelle à la mère en cas de décès ou d'incapacité du père ; d'accorder la majorité à la mineure mariée ; d'abolir le devoir d'obéissance de l'épouse et d'instaurer l'obligation réciproque de respect et de concertation entre époux (2). Un fonds de pension et de provisions alimentaires pour les divorcées et leurs enfants victimes de l'irresponsabilité des divorcés est également créé. Le droit des femmes au travail est renforcé. Il est dans le même temps légalement mis fin à la discrimination salariale dans le domaine agricole.

Sont aussi supprimées, lors de la réforme du code pénal, les circonstances atténuantes dont bénéficiait jusque-là le mari en cas de meurtre de son épouse surprise en flagrant délit d'adultère. Par ailleurs, le code de la nationalité accorde désormais à la mère tunisienne la possibilité de transmettre sa nationalité à son enfant né hors du pays d'un père étranger... à condition toutefois que celui-ci soit d'accord. En avril 1996, le conseil des ministres prend d'autres mesures en vue de renforcer le rôle social de la famille, notamment l'attribution des allocations familiales à la mère ayant la garde des enfants. En août 1997, une dernière série de mesures prévoient une assistance judiciaire, en cas de besoin, pour les femmes les plus démunies.

Si cet ensemble de réformes a constitué une avancée en matière d'égalité des deux sexes, le législateur demeure prisonnier de la référence aux traditions et aux coutumes qui cantonnent la femme dans son rôle, traditionnel, de mère et d'épouse soumise. La dote est toujours en vigueur. Le père demeure le chef exclusif de la famille. L'héritage est toujours régi par la loi islamique, qui prévoit deux tiers pour l'homme et un tiers pour la femme. Cette dernière n'a pas le droit de transmettre sa nationalité sans l'accord d'un homme, fût-il lui-même étranger. Quant à la mère célibataire et à l'enfant naturel, leur situation demeure purement et simplement ignorée par les lois.

Si l'on s'en tient aux apparences, le statut des Tunisiennes - droit de créer des associations, accès au travail, au planning familial et relative égalité juridique - apparaît enviable, surtout quand on le compare à celui qui prévaut dans d'autres pays musulmans. Mais les acquis obtenus depuis 1992 ne viennent pas du néant (3). Le vrai tournant législatif date du 13 août 1957. Ce jour-là, la polygamie et la répudiation sont abolies par le nouveau code du statut personnel. Pour les uns, c'est le président Habib Bourguiba qui a ainsi cherché à mobiliser à ses côtés toutes les forces modernistes. Pour les autres, ce sont avant tout les femmes qui, en se battant contre l'injustice dont elles étaient victimes, ont obtenu cette victoire.

Un catalogue étoffé d'humiliations

QUOI qu'il en soit, trente-cinq ans après la promulgation d'un code qui avait conditionné toutes les générations de l'après-indépendance, le président Zine El Abidine Ben Ali ne pouvait guère le remettre en cause. Sans autre légitimité historique que d'avoir débarrassé le peuple d'un président impotent, il était logique que le nouveau chef de l'Etat affirme son respect des droits des femmes. Pour autant, l'hymne au « sâna'al tahauil » (l'artisan du changement) occulte le rôle des Tunisiennes et la mobilisation des féministes, qu'il s'agisse du club Tahar Haddad (4), de la commission d'études de la condition des femmes travailleuses au sein de l'Union générale des travailleurs tunisiens, de la commission de défense des droits des femmes de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, ou encore de l'Association des femmes démocrates.

Pour expliquer l'attachement quasi obsessionnel du pouvoir aux droits des Tunisiennes, il faut surtout revenir au contexte de bipolarisation politique consécutif aux élections générales du 2 avril 1989... Lors du scrutin présidentiel, M. Zine El Abidine Ben Ali, seul candidat en lice, obtient 99,27 % des voix. Mais, aux élections législatives, les « listes indépendantes » (dites « violettes ») soutenues par le Mouvement de la tendance islamique (MTI), non reconnu, remportent 14 % des voix. Ce score va amener le pouvoir à opérer un changement de cap : c'en est fini du dialogue avec le MTI.

L'heure est désormais à l'élaboration d'un consensus national contre l'islamisme, avec pour outils idéologiques les deux chevilles ouvrières du discours officiel : droits de l'homme et droits des femmes. Au nom des premiers, il faut éliminer de la scène politique les « ennemis de la démocratie » (les islamistes). Dès lors, les seconds se transforment en alibi : le régime s'érige en défenseur de la société civile et des femmes contre l'islamisme, avec pour leitmotiv : « Pas de démocratie pour les ennemis de la démocratie. »

Le régime donne des gages à peu de frais : il exhibe les mesures adoptées en 1992 en faveur des femmes, mais sans rien concéder sur le terrain de la démocratie ou de la liberté d'expression. Comme si la cause des femmes « justifiait » la répression contre le MTI. Et pourtant le procédé est efficace : l'opposition se divise, une grande partie reprenant les arguments du pouvoir.

La guerre du Golfe de 1990-1991 va constituer un tournant majeur. La neutralité adoptée par le président Ben Ali lui permet de canaliser la mobilisation en faveur de l'Irak et de gagner une certaine crédibilité (5). La valse-hésitation des islamistes, partagés entre soutien au président Saddam Hussein et fidélité aux bailleurs de fonds saoudiens, les dicrédite. Le chef de l'Etat s'empresse d'exploiter la situation, aiguillonné par la victoire en Algérie du Front islamique du salut en 1991. La machine policière s'emballe alors contre les islamistes d'abord, contre toute forme d'opposition ensuite. Depuis, comme l'écrit Amnesty International, le fossé « entre le discours des autorités tunisiennes, qui ne cessent de proclamer leur attachement au respect des droits humains, et une réalité où les droits les plus fondamentaux sont bafoués quotidiennement (6) » ne cesse de se creuser. Les promesses d'antan se révèlent être des faux-semblants. La démocratie, le pluralisme, la liberté d'association, la liberté d'expression, l'intégrité physique des citoyens se transforment en mirages destinés à la communauté internationale et les droits des femmes en leurres.

Il est difficile d'évaluer le nombre exact des Tunisiennes victimes de la répression : vivant dans la terreur, beaucoup d'entre elles ont peur - ou honte - de témoigner. Amnesty International les estime à plusieurs milliers. Presque toutes ont en commun d'être islamistes ou parentes d'islamistes et considérées, à ce titre, comme détentrices d'informations précieuses et comme moyen de pression sur les prisonniers et les exilés. Parfois, le simple fait d'avoir contacté certaines associations à but humanitaire pour les informer des conditions d'arrestation ou de détention d'amis ou de proches suffit à déclencher la persécution. Leur quotidien est fait de privations de liberté, de contrôles et de surveillance constants, d'assignations à résidence notifiées oralement, de détentions arbitraires, etc. Cette panoplie de mesures extrajudiciaires s'accompagne d'un catalogue aussi étoffé d'humiliations répétées. Beaucoup de ces femmes sont littéralement harcelées. C'est le cas par exemple de Mme Jalila Jalleti (7), épouse d'un exilé islamiste, obligée de se présenter cinq fois par jour au poste de police. Tout déplacement à travers le pays devient suspect : ainsi Mme Rachida Ben Salem, épouse d'un exilé politique jugé par contumace, a été condamnée en 1997 à deux ans et trois mois de prison après avoir été arrêtée non loin de la frontière libyenne.

L'assignation à résidence, l'obligation de se présenter de façon répétée au commissariat et autres formes de harcèlement empêchent certaines de ces femmes - déjà anéanties par des charges familiales d'autant plus lourdes qu'elles sont chefs de famille - de travailler. Plus grave : toute personne tentant de leur venir en aide financièrement peut se voir condamner à des peines allant jusqu'à dix ans de prison pour financement d'un parti politique et collecte de fonds. Mme Aïcha Dhaouadi, épouse d'un exilé politique en Europe, a été condamnée à deux ans et trois mois de prison pour ces chefs d'inculpation. Comme le rapporte Mme Hélène Jaffé, présidente de l'Association pour les victimes de la répression en exil (8), « on a ainsi réduit des familles entières à la mendicité ».

Depuis que la police tunisienne s'acharne contre les épouses d'islamistes en fuite, une pratique inédite a surgi en Tunisie : le divorce forcé. Le cas de Mme Kheria Chahbania, épouse d'un exilé, est éloquent. Harcelée pendant plus de deux ans, séquestrée à plusieurs reprises au commissariat de Médenine (Sud tunisien), cette femme tient tête à ses persécuteurs. En revanche, Mme Aïcha Ben Mansour, épouse d'un opposant ayant trouvé refuge en Nouvelle-Zélande, a fini, terrorisée, par céder. Ses ennuis n'ont pas pris fin pour autant : elle est toujours privée de passeport et de téléphone...

Tortures et sévices sexuels sont également de règle. Selon une responsable d'Amnesty International à Londres, « les attouchements sont une pratique très répandue, le premier cas enregistré a été en 1992 celui de Widad Lagha, épouse d'Ali Larayedh, porte-parole du MTI condamné à quinze ans de prison ferme. Déshabiller ces femmes dans des postes de police est également assez courant ». Autre innovation : l'utilisation de la pornographie contre des membres de l'opposition. Depuis le début des années 90, des cassettes truquées circulent, mettant en scène des personnalités politiques islamistes (MM. Ali Larayedh et Abdel Fatah Mourou) et l'ex-premier ministre de M. Bourguiba (M. Mohammed Mzali). Mme Widad Larayedh n'a pas été épargnée. Déshabillée, elle a été filmée nue afin de faire pression sur son mari.

Loin de lutter contre ces pratiques dégradantes, une partie de la presse apporte son concours à l'opération. L'un des cas les plus scandaleux est celui de Mlle Radhia Aouididi. Dans son édition de janvier 1997, l'hebdomadaire Réalités s'est fait un devoir et une joie d'évoquer en termes fleuris la perte supposée de virginité de la jeune fille (9), arrêtée en novembre 1996 alors qu'elle s'apprêtait à quitter le pays, épuisée par la persécution dont elle était la cible depuis que son fiancé - un islamiste - avait fui à l'étranger en 1992.

Quand on ne réussit pas à faire céder les femmes, on s'en prend aux enfants. Mme Hélène Jaffé rapporte des cas précis « d'enfants convoqués au commissariat, où on a même menacé de violer des petites filles de dix-douze ans ». Les personnes d'âge mûr n'ont pas droit à plus de respect. Mme Ghazala Hannachi est morte, à soixante-cinq ans, des violences commises contre elle lors d'une perquisition effectuée par la police, en septembre 1997, à son domicile de Jendouba (10). C'était la mère d'un islamiste recherché par la police. Les meurtriers courent toujours...

Les parentes d'islamistes ne sont pas les seules victimes de la répression. Des femmes laïques et démocrates, qui refusent le chantage à la lutte contre l'islamisme, risquent gros. Me Radhia Nasraoui, avocate de tous les procès politiques, vient d'être déférée devant le juge d'instruction de Tunis pour répondre de onze chefs d'inculpation, dont « appartenance à une organisation terroriste ». A ce titre, elle encourt une peine de plus de vingt ans de prison. Son cabinet a été saccagé à plusieurs reprises avant que ses dossiers et tout son matériel soient intégralement volés, le 12 février 1998. De son côté, Mme Sihem Ben Sedrine, chargée au sein de la Ligue tunisienne des droits de l'homme du suivi des familles victimes de la répression, est la cible, ainsi que son époux, d'une véritable persécution.

La situation de milliers de femmes est donc assez loin de la description qu'en font certains journaux, qu'ils soient tunisiens ou français. Le titre d'un article paru au début de cette année dans un hebdomadaire parisien - « Tunisiennes, les gardiennes de la démocratie » (11) - est révélateur de la méconnaissance (ou de la complicité) qui prévaut en France dans ce domaine.

LUIZA TOSCANE et OLFA LAMLOUN.


(1) Féministe et indépendante à l'égard du pouvoir, l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) a été légalisée en août 1989. Cette association souffre cependant des entraves imposées à la vie associative en Tunisie.

(2) Journal officiel de la République tunisienne, 20 juillet 1993.

(3) Lire Ilhem Marzouki, Le Mouvement des femmes en Tunisie au XXe siècle, Maisonneuve et Larose, Paris, 1993.

(4) Du nom d'un intellectuel tunisien, Tahar Haddad, persécuté dans les années 30 pour avoir prôné la réforme du statut des femmes.

(5) Lire Nadia Khouri-Dagher et Aziza Dargouth Medimegh, « Pourquoi, en Tunisie, la rue a soutenu Bagdad », Le Monde diplomatique, mars 1991.

(6) Communiqué de presse d'Amnesty International, 9 juin 1997, Londres.

(7) Lire le rapport d'Amnesty International, « Le cercle de la répression s'élargit », Paris, juin 1997.

(8) L'Association pour les victimes de la répression en exil (AVRE), 125 , rue d'Avron, 75020 Paris.

(9) Réalités, Tunis, 24-30 janvier 1997.

(10) Source : Comité pour le respect des libertés et des droits de l'homme en Tunisie (CRLDHT), 21 ter, rue Voltaire, 75011 Paris. Créé à Paris en octobre 1996, ce comité milite pour le respect des droits de la personne humaine et pour la libération de tous les prisonniers d'opinion ainsi que pour la promulgation d'une amnistie générale.

(11) Madame Figaro, Paris, 31 janvier 1998.

 


LE MONDE DIPLOMATIQUE | JUIN 1998 | Page 3
http://www.monde-diplomatique.fr/1998/06/TOSCANE/10565.html

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